« Respire Clarence. Calme-toi, je t’en prie. » Mon regard parcourt le visage empreint de colère de mon frère. Il est complètement hors de lui et cette colère, elle ne semble pas vouloir se dissiper. Il fait les cent pas, il parle fort, trop fort. « Me calmer ? Comment le pourrais-je, Laëlle ? Il la trompe depuis des années ! Il la trompe avec un homme ! Ça te semble normal à toi ? Notre père baise un homme, alors que notre mère prépare le repas, alors qu’elle fait le ménage ! Un homme, putain, un foutu homme ! » Je comprends son désarroi. Je désapprouve moi-même les agissements de notre père, je désapprouve entièrement son infidélité, sa trahison. Moi-même, je suis en colère contre lui, mais pour Clarence, c’est différent. Il est en colère, non-seulement par cette trahison, mais également pour son choix de partenaire. Si notre père avait choisi une femme, plutôt qu’un homme, la colère serait beaucoup moins présente chez lui, c’est évident. « Clarence, je suis en colère moi aussi, mais tu dois te calmer. Ta colère ne changera totalement rien aux événements passés. » D’un autre côté, je me glisse dans la peau de mon père et je comprends, malgré tout. Il n’a jamais pu avouer ses sentiments, il n’a jamais su où puiser la force pour nous révéler qu’il a toujours aimé les hommes, jusqu’à maintenant. Je désapprouve la façon dont il a agi, mais je sais à quel point il peut être difficile de se montrer entièrement soi-même, surtout lorsque la honte s’accroche à nous. « Il a toujours eu peur du jugement des autres, tu le sais toi-même. Il n’a jamais pu supporter qu’on le juge. Il n’aurait jamais dû la tromper, mais que ça soit avec une femme ou un homme, ça ne change strictement rien. » Soudainement, il s’arrête, il est immobile, me fixant de son regard haineux. « Ça change absolument tout ! Notre père aime se faire sauter par des hommes ! C’est contre nature… » Je me passe une main sur le visage, je ne sais plus quoi dire, je ne sais plus quoi faire pour le calmer. Je n’ai jamais été du genre à juger les gens par leur choix ou par leur envie. J’aime mon père, qu’il soit hétérosexuel, homosexuel, bisexuel, ça ne change strictement rien à la personne qu’il est. Clarence, il ne le comprend pas, il ne l’accepte pas et seul le temps lui permettra de s’adoucir, de laisser la colère disparaître de ses traits. « Ce n’est pas contre nature, Clarence. Arrête de faire l’abruti comme tous les autres, tu es plus intelligent que ça, tu es plus humain. » Je lui jette ce regard qu’il connait très bien, avant de quitter le salon, sans lui accorder davantage d’attention. Il est sous le choc, il est en colère, ses mots dépassent sa pensée. Notre père n’est pas moins notre père malgré tout, il reste le même homme, le même être vivant.


Mon regard se promène sur la horde d’enfants qui se tient devant moi. Le sourire est accroché à mes lèvres, il ne peut pas disparaître. Je m’attache toujours à ces enfants, ils sont de véritables perles. Dans la vie, ils n’ont pas grand-chose, ils sont pauvres, ils manquent de biens matériels, mais ils ont ces valeurs que la plupart des riches n’ont pas. Malgré la vie qui s’acharne sur ces petits êtres, ils ont ce sourire qui continue de s’accrocher à leurs lèvres. Ils sont fragiles, mais tellement forts, tellement robustes à la fois. J’ai besoin de voir ce sourire, j’ai besoin de voir la joie sur ces petits visages. J’ai toujours aimée les enfants, mais depuis que je parcours le globe et que je m’occupe d’eux, je les aime encore plus. Cependant, il sera bientôt temps de faire mes bagages, de changer d’air, changer de pays et aller partager cette joie avec d’autres enfants, d’autres individus. Comme à chaque endroit, j’ai cette envie, celle de rester encore un peu plus, celle de ne jamais quitter cet endroit,  mais d’une autre part, j’ai cette envie d’aller explorer un nouveau coin du globe, celle de partager mon sourire avec de nouvelles personnes. Une boule se forme dans ma gorge. Il est temps de partir, il est temps de s’envoler vers de nouveaux horizons.


« Il a besoin de toi Laëlle, tu dois venir. » La voix de bon beau-père résonne à travers le téléphone. Mon coeur s’affole dans ma poitrine depuis quelques secondes déjà. Je ne veux pas le perdre, je ne dois pas le perdre. Mon père, il a toujours été là pour moi, malgré ses écarts de conduite. Si j’ai quitté Memphis, ce n’est pas à cause de lui, mais bien pour ce besoin de voir le monde, de venir en aide aux plus démunis. Ce foutu cancer le gruge, le ronge de plus en plus chaque jour, il ne lui reste que quelques mois à vivre, tout au plus et c’est maintenant qu’on m’avertit.  Je dois le voir, je dois le soutenir. « Je règles quelques trucs à Bamako et je suis là dans quelques jours. » Ma voix se brise, les larmes se répandent doucement sur mon visage. Personne ne m’a dit la vérité avec aujourd’hui, on m’a caché ce foutu cancer, mon père lui-même, ma mère, mon beau-père, ma sœur, Clarence… Ma tête tourne, mon cœur est douloureux. La vie peut changer de direction d’un instant à l’autre, une seule visite chez le médecin pour la faire complètement  chavirer, un seul coup de fil peut tout changer. Il est temps de revoir la famille, il est temps d’aller à Memphis pour y rester durant quelques semaines, quelques mois.