Encore une sortie. Encore une de ces journées qui me donnent la gerbe avant même qu’elle ne commence. Encore ces infirmières avec leurs sourires trop forcés et leurs bavardages incessants. Encore les mêmes phrases, encore les mêmes ateliers. Encore la même douleur. Je reste muette : je crois que je commence à perdre l’usage de la parole même. Qu’importe, parler est aussi douloureux que de vivre aujourd’hui. Je préfère me taire pour alléger mon fardeau. Lourd fardeau. Je regarde en face de moi alors qu’il y a cette fille qui parle, me poussant dans ce fauteuil roulant. Aujourd’hui, je n’ai pas eu le courage d’essayer de marcher, pas eu le courage de parler, pas eu le courage de me lever. Alors me voilà ici, dans ce parc, avec ce soleil trop douloureux pour mes yeux malgré les lunettes de soleil, sans voix, sans rien ; sans une once de sourire. Je n’ai pas eu le courage de faire des efforts ; je n’ai plus eu le courage de me battre. Aujourd’hui, Noah me manque un peu trop. Je tourne la tête sur le côté, sans voir ni l’étang, ni les oiseaux ; je ne les entends pas chanter, je n’entends pas les enfants ; mais instinctivement je pose ma main sur mon ventre, et un sanglot étouffé m’échappe du fond de ma gorge. Je ravale mes larmes pour ne pas devoir ravaler ma fierté, et je me rends compte que je suis épuisée de tout ça : je suis épuisée de me battre, épuisée d’être en vie, épuisée de l’avoir perdu, épuisée de revivre ça. A ce moment précis, j’aurais aimé être lobotomisée, même si je sais que c’est chose perdue. L’image de Noah me revient en pleine face, la dernière image de lui : le sang sortant de sa bouche, ses yeux dans le vague, les convulsions … Je pose une main sur mes lèvres, et je secoue la tête. « Stop, ça suffit. » Mais les mots sont inaudibles. Je répète, encore, un peu plus fort, jusqu’à hurler au milieu du parc. « ARRETEZ, STOPPEZ-VOUS, J’EN PEUX PLUS. » J’essaye de me lever, peine perdue sans béquille : je m’effondre au sol, la tête la première, les bras me rattrapant maladroitement. Je la vois s’afférer, s’approcher de moi. Je lui hurle de me laisser tranquille ; je crois que je la pousse fortement. Du moins, assez fort pour qu’elle recule. Je reste par terre, le dos courbé, le regard vers l’eau : je n’ai pas envie de remonter sur ce fauteuil, je n’ai pas envie qu’elle me fasse la conversation. Je veux juste qu’elle me laisse seule. Je veux juste qu’elle parte, et qu’elle me laisse tranquille. « Partez. » Elle ne bouge pas. Je connais très bien ses consignes, je sais qu’elle ne me laissera pas seule. « ALLEZ-VOUS EN ! » Je hurle, je pousse le fauteuil roulant vers elle pour qu’elle se le prenne : mais je la manque, et je soupire. Je me redresse, je place bien mes jambes pour qu’elles soient allongées face à moi. Je secoue la tête, et je relève mes lunettes de soleil sur mes cheveux pour qu’ils soient en arrière. Je ne fais plus attention à elle ; je ne fais plus attention à rien. Et je reste là, à prier pour qu’il revienne. Juste qu’il revienne.