Je me souviens de son regard terne et de son visage défait. Je me souviens du moindre de ses mots, sans même avoir cherché à les retenir. Je ne sais pas ce qui m’a le plus frappé chez elle, cette fois-là. Si c’était ce chagrin destructeur qui semblait dicter le moindre de ses gestes, ou l’impression d’un déjà-vu extrêmement perturbant. J’avais eu la pire des réactions à son égard, et je m’en souviens mieux que de tout le reste. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas. Et la réponse, sa réponse, meurtrie, m’a perforé le cœur. Je me souviens être venu la trouver pour lui parler de moi, lui demander des nouvelles d’elle. Au bout du compte, quelques mots avaient été suffisants pour que la conversation soit intense et complète. Je m’étais effacé, à ses côtés, et je n’avais plus prononcé le moindre mot. De ses silences choisis et précautionneux, de ceux qui sont là pour compatir, et éviter de sortir une imbécillité quelconque. S’empêcher de donner des mots déjà entendus, des condoléances déjà longuement assénées, rappelées. Douloureux souvenirs réanimés. Et j’en avais déjà trop fait. J’avais laissé ce silence mener la danse, entre elle et moi, jusqu’à ce qu’elle me déclare avoir envie de rentrer chez elle. Je n’avais pas insisté. Et je ne l’avais pas revue.
Je me souviens qu’en rentrant chez moi, j’ai pleuré. Je ne sais plus combien de temps, et je ne sais même plus si ça m’a soulagé. Tout ce dont je me souviens, c’est de Violet débarquant dans ma chambre sans toquer, comme à son habitude, et me lancer un rapide « Debout microbe, les pizzas sont arrivées. ». Et de repartir, laisser la porte grande ouverte et la délicieuse odeur de la pâte chaude me donner la nausée. Elle ne m’avait même pas posé de questions. Je ne lui avais rien dit. Elle avait lancé un film, et j’avais disparu au fond du canapé, attendant que la soirée finisse de passer. Quelque part, je crois qu’elle ne s’est jamais terminée.
Je déglutis. Je regrette d’être venu. Je pourrais repartir. Faire comme si de rien n’était, et rentrer m’enterrer chez moi, pour changer. Je pourrais reprendre le bus, jeter ce petit paquet grossièrement fait à la poubelle, et aller boire un autre café. Je crois que j’en ai trop bu avant de venir. Je pensais que ça me donnerait du courage. Au bout du compte, je suis juste nerveux au possible. Mes doigts tremblent, mon index tapote nerveusement le papier cadeau, et mon pied bat une moquette étouffant au mieux ce petit bruit répétitif et agaçant. Je suis planté devant sa porte, et je n’ose même pas frapper. Je ne sais pas ce qui me retient. J’ignore si c’est le courant d’air qui fait tomber un frisson au creux de mon dos, ou le silence pesant qui me demande de partir.
L’applique murale accrochée à côté de la porte grésille doucement. Toutes les vingt secondes, environ, elle fait mine de s’éteindre, avant de revenir éclairer le couloir de sa lumière jaune et sale. Je me concentre sur ce petit détail, comme chaque fois que la nervosité m’envahit. Et je compte. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. J’entends un bruit derrière la porte, et je sursaute. Mon cœur tente de se calmer, et je continue de compter. Neuf. Dix. Onze. Douze. Treize. Un homme d’une trentaine d’année passe derrière moi. Je le suis du coin de l’œil, tandis qu’il s’éloigne, les mains dans les poches, et s’engouffre dans la cage d’escaliers. Je n’aurais pas existé qu’il n’en aurait pas été plus perturbé. Quatorze. Quinze. Seize. Dix-sept. Dix-huit. Elle s’éteint. Dix-neuf. Se rallume. Vingt. Il faut vraiment que quelqu’un pense à changer l’ampoule.
Je commence à me tortiller. Je me dandine d’un pied sur l’autre. Un. Deux. Trois. Quatre. La prochaine fois que la lampe s’éteint, c’est décidé, je frappe à la porte. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Onze. Douze. J’espère qu’elle va m’ouvrir. J’ai désespérément besoin d’aller aux toilettes. Treize. Quatorze. Je ne vois pas pourquoi les gens continuent de boire du café. Ça rend nerveux, et ça tombe dans la vessie en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Quinze. Seize. Je peux toujours changer d’avis. Dix-sept. Dix-huit. Elle s’éteint. Dix-neuf, je toque. Elle se rallume. Vingt. Et maintenant, j’attends.
Mon cœur tambourine. Un. Deux. Trois. J’ai peur qu’elle me repousse, et qu’elle me demande de la laisser seule. Quatre. Cinq. Six. J’ai peur qu’elle m’en veuille de ne pas avoir rappelé plus tôt. Sept. Huit. Neuf. J’ai peur de trop lui rappeler l’époque où Noah était encore en vie pour qu’elle accepte de me voir. Dix. Onze. Douze. J’ai peur de ne pas pouvoir me retenir jusqu’à ses toilettes. Treize. Quatorze. Quinze. J’ai peur que mon cadeau ne lui plaise pas. Seize. Dix-sept. Dix-huit.
La lampe s’éteint. La porte s’ouvre.
Dix-neuf.
« … Hello. »
Le sourire timide et heureux rattrape la voix étranglée, hésitante et apeurée.
Vingt.
Et la lumière revient.
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