Ma routine quotidienne pouvait paraître triste pour la plupart des gens, à dire vrai, elle l'était. Mais je m'y étais habituée, je m'en contentais, parce que je ne voulais pas m'autoriser à plus. A mes yeux, je n'étais pas particulièrement méritante, et je ne voyais pas bien ce que la vie pouvait m'apporter tant que cette douleur, cette haine, cette obsession, pesaient sur mon âme. Âme perdue, âme en peine. Voilà comment le commun des mortels définissait les personnes comme moi. Mais je n'avais jamais eu l'impression d'être perdue, ma route s'était dessinée face à moi sans que je n'ai à la chercher. Je ferais tout pour traquer cette folle. En peine, c'était une autre histoire. Parfois, j'avais l'impression de l'être. D'autres fois, j'étais anesthésiée de toute douleur, et aveuglée par la haine. La vengeance est un chemin dangereux, disaient-ils. Pas si l'on pense que c'est notre seul espoir de mener une vie "normale", comme ils la définissent si bien. Mais au fond, qu'est-ce que j'en avais à faire moi, de leurs analyses de psychanalystes ? Pourquoi ce besoin de tout définir, de tout ranger dans des cases ? Ma routine à moi, elle me convenait, et c'était le chemin à suivre pour arriver à ma destination. C'était mon motto chaque matin pendant que je frappais dans mon sac de boxe, c'était ma façon d'avancer tout en restant fixée à mon objectif. C'était dans cet état d'esprit que j'arrivais tous les matins au poste, pour retrouver mon équipe. Comme toujours, ce matin-là, je m'étais faite une raison sur une éventuelle chance de sortir du poste, April m'y tiendrait enfermée encore un long moment sans doute. En tant que policière, j'étais plus qu'embêtée par la situation. En tant qu'Anthéa, j'étais ravie d'avoir du temps pour mener à bien mes recherches. Mais cette dernière n'était pas déjà partie sur le terrain comme elle le faisait si souvent d'habitude, elle était derrière son bureau, tapant frénétiquement sur le clavier de son ordinateur, les yeux rivés à l'écran, l'air concentré et à la fois troublé. Presque hanté. Je plissais les yeux, quelque chose ne tournait pas rond. Sans entrée en matière, je l'interpellai tandis que nous étions encore seules dans la pièce : "Un problème chef ?" Je n'avais pas encore le droit de l'appeler par son nom, m'avait-on dit, alors je continuais à me faire petite et être la petite apprentie modèle. Sans grand succès jusque maintenant. Celle-ci ne releva pas les yeux vers moi et me répondit sèchement de m'occuper de mes affaires. La journée promettait. Coincée ici, oui. Mais coincée ici avec ma supérieure en colère, non. "Quelqu'un s'est l'vée du pied gauche ce matin..." murmurai-je, tandis que je découvris l'impressionnante pile de dossiers qui attendait sagement sur mon bureau. Bien sûr. J'en ouvris un, le premier, mais je me rappelai instantanément que je l'avais déjà classé et l'avais laissé sur le haut pour le ranger en arrivant ce matin. Le reste n'avait pas tardé à être amené sur le bureau de la secrétaire, que dis-je, sur mon bureau. Je pris le dossier, dans un mouvement brusque, et fis tomber le reste de la pile. Putain. Je soupirai et me dirigeai quand bien même derrière le bureau d'April afin de le classer dans le casier. Cette dernière ferma soudainement toutes les pages de l'ordinateur lorsque je fus arrivée derrière elle. Pourtant, j'eus le temps d'apercevoir quelque chose, une liste de noms. Des noms d'hommes. La première réaction que j'aurais dû avoir, aurait du être de me demander quel cas intéressant nous avait été confié aujourd'hui. Mais ce ne fût pas ma première réaction. Ce ne fût pas ma réaction du tout, en fait. Je rangeai le dossier dans le casier sans détourner le regard d'April et de l'ordinateur. Quelque chose ne tournait pas rond. Quelque chose que je ne connaissais que trop bien.