Mon réveil venait de sonner, j’appuyais dessus avec violence puis sentit les bras de Theodore se placer autour de mon corps, il m’embrassa et je me contentais de sourire. Comment était il possible de dire à l’homme avec qui je pensais passer le reste de mes jours que je n’étais plus amoureuse ? Je cherchais une solution, en vain. Comme à mon habitude, je restais quelques minutes allongée dans le lit en laissant mes pensées prendre le dessus, les miennes étaient destinées à Ethan comme depuis sa mort, je ne pouvais pas m’en empêcher, il était dans mon esprit dès mon réveil. Je regardais quelques instants Theodore avant de me lever et de filer dans la cuisine prendre un café et un fruit. Je partais ensuite en direction de la salle de bain pour me passer de l’eau sur le visage et enfiler ma tenue de sport, j’aimais bien courir avant d’aller travailler, ça me permettait de faire le vide dans mon esprit avant de commencer la journée. Un rapide baiser sur les lèvres de mon copain, les écouteurs sur les oreilles et une veste sur les épaules et je partais courir. Les premières notes de « too much love will kill you » de Queen résonnaient dans mes oreilles, j’avais mon parcours habituel tous les matins, il durait trente minutes pile poil soit le temps d’écouter une dizaine de chansons histoire de bien me vider la tête. Je rentrais ensuite chez moi pour prendre une bonne douche bien chaude et un petit déjeuner composé de café, de fruits et de céréales mélangées avec un yahourt avant de prendre la direction du travail. Mon retour en milieu hospitalier n’avait pas été simple, je m’étais habituée à ne pas avoir tout le matériel adéquat sous la main et à exercer mon métier dans des conditions extrêmes, ici c’était bien différent. Pour ne pas perdre la main, j’avais postulé aux urgences, je savais que je resterai très active grâce à un tel service, je ne me voyais pas être dans un service traditionnel. L’hôpital se trouvait non loin de notre appartement, je souhaitais une bonne journée à Theodore comme tous les matins puis prenais le bus qui m’amenait juste devant l’hôpital.
Une fois ma tenue enfilée, je m’aventurais dans le service des urgences, je saluais mes collègues qui avaient été présents toute la nuit. Apparemment la nuit avait été agitée avec un accident de la circulation, ça me faisait doucement rire lorsqu’ils parlaient de nuits agitées, pour moi une nuit agitée était synonyme d’attentat à la bombe ou encore de raid aérien qui avait mal fini mais maintenant, c’était bien différent. Je n’avais toujours pas réussi à me faire à cette nouvelle appellation. Mes collègues partis, je commençais à regarder les patients qui étaient déjà présents, tous étaient pris en charge donc j’avais quelques minutes de répit devant moi ce qui ne dura pas longtemps puisque des ambulances venaient d’amener un homme. Je m’approchais donc des ambulanciers bien déterminée à prendre en charge cet homme qui arrivait.

Ta tête te fait violemment souffrir, une pression immense se propage dans tout ton crâne. Le choc a été violent, brutal, inattendu. Non seulement ta tête te fait souffrir, mais tu as l’impression qu’un tank vient de passer sur ton corps tout entier. En réalité, ce n’est pas loin du compte. Un camion t’a heurté plutôt brutalement, ce n’était pas un tank et il ne t’a pas roulé dessus, mais la douleur n’est pas moindre, pour autant. Tu tentes d’ouvrir tes yeux, tu soulèves légèrement les paupières, mais tu les refermes aussitôt. La douleur est trop vive, insoutenable. Tu entends des voix autour de toi, comme des murmures qui te semblent trop lointains pour être réels. Ces murmures semblent soudainement s’éloigner, puis s’éloigner et s’éloigner encore puis plus rien. Les ténèbres t’envahissent, tu es emporté loin, très loin du monde réel. Tu te perds dans des divagations d’un autre monde, d’une autre vie. La réalité t’échappe, tu ne te rends pas compte de l’agitation autour de toi, tu ne réalises pas que ton corps inanimé est monté sur un brancard puis ensuite transporté dans une ambulance. Le choc a été trop brutal et c’est ta tête qui a pris le plus gros du coup. Tu devrais t’en sortir avec une légère commotion cérébrale, quelques ecchymoses un peu partout, des blessures superficielles au visage, quelques côtes cassées ou fêlées et peut-être une entorse à la cheville. Tu devrais t’en remettre vite, mais pour l’instant, ton esprit est emporté vers ce monde imaginaire aujourd’hui, qui autrefois a bien été réel. Ce monde dans lequel Sky et les filles sont encore bien en vie, ce monde dans lequel tu ne souffres pas de leurs pertes, de leurs absences, de l’image de leurs corps brisés et souillés. Un monde meilleur, un monde qui est maintenant hors de portée. En ce moment, tu ne réalises pas que tu es arrivé à l’hôpital, ni que cette jolie infirmière que tu n’as pas vu depuis des années, se penche au-dessus de toi pour examiner tes blessures. En attendant le médecin, tu te retrouves entre ses mains, comme des années auparavant, mais tu n’en as pas conscience.

Je ne connaissais que trop bien les situations d’urgence, ça avait été mon quotidien pendant plusieurs années. Les ambulanciers venaient d’amener une nouvelle victime et j’étais la seule infirmière à être libre, j’avais donc pris en charge cet homme. Un des ambulanciers m’informa qu’il s’agissait d’un accident de la route, l’homme venait de se faire rouler dessus par un camion, il était à la limite de la conscience. Tout en écoutant l’ambulancier, je prends les constantes du patient avant de m’attaquer au nettoyage des quelques blessures superficielles qu’il a au visage. Alors que j’enfile mes gants, je m’approche du visage de cet homme dans l’optique de me présenter et là, je m’arrête net. J’ai l’impression d’être trois ans en arrière, c’est Heinrich, il n’y a aucun doute sur ça. L’homme étendu sur le brancard, l’homme que je m’apprête à soigner est l’homme responsable de tous mes doutes vis-à-vis de mon couple, l’homme que j’ai embrassé trois ans plus tôt alors que je le soignais pour une blessure par balle. Je ne sais pas s’il va me reconnaître ou pas, pour le moment, il est ailleurs, dans un autre monde.
« Monsieur, monsieur, vous m’entendez ? Je suis Roma, l’infirmière qui va vous prendre en charge. Monsieur, j’ai besoin que vous ouvriez les yeux. »
Je me sens tellement bête. Monsieur ? Je viens de l’appeler monsieur, trois ans auparavant c’était Heinrich et surtout, je le tutoyais. Je passais les compresses imbibées de désinfectant sur ses plaies, le contact avec son visage me fit frissonner, j’avais oublié cette sensation. Qu’est ce que j’allais bien pouvoir faire ? Est-ce qu’il allait me reconnaître ? Ca faisait tout de même trois ans que nous ne nous étions pas vus, je ne l’avais pas oublié mais lui de son côté il pouvait très bien m’avoir oublié. Je caressais doucement la joue d’Heinrich dans l’optique de le réveiller avant de regarder l’état de son corps. Il n’avait que des blessures superficielles, de gros hématomes mais il ne devrait pas avoir de séquelles. Les minutes qui passaient me semblaient être une éternité et le médecin qui n’arrivait pas, je continuais donc de dégrossir son travail et anticipais déjà sur les prescriptions qu’il allait me faire.

Tu es trop loin pour saisir quoi que ce soit, pour comprendre ce qui t’arrives. Tu es perdu dans tes divagations de cette vie antérieure, de cette vie qui n’existe plus. Bientôt, le rêve est percuté par une voix qui te semble familière, mais lointaine. Une voix qui te ramène au doux visage de cette jolie infirmière qui t’a soigné, des années auparavant. Les yeux toujours clos, le souvenir de celles que tu as perdues laisse place à ce magnifique visage. Tu as l’impression d’être emporté à des kilomètres et des kilomètres, loin de chez toi. Le monde tourne, le monde se brise, le monde s’illumine. Tu te rappelles trop bien la sensation, lorsqu’elle a déposé ses lèvres contre les tiennes. Tu te rappelles trop bien les émotions qui t’ont percuté à cet instant et les remords qui t’ont envahi. Tu as l’impression d’être là-bas en Irak, mais soudainement tout s’écroule. Tu ouvres doucement les yeux, ton regard se pose alors sur ce magnifique visage aux traits angéliques. Tes sourcils se froncent, comme tu avais l’impression de sortir de ce rêve et pourtant, elle est toujours là. Le rêve n’est pas partie, tu es toujours dans ce monde de divagations, du moins c’est l’impression que tu as. Tu ne te doutes en aucun cas que la belle Roma est belle et bien là, que le rêve n’est plus et que la réalité reprend tranquillement le dessus. Ta tête te fait souffrir, tu as l’impression que l’étau s’y resserre. Tu grimace légèrement, sans toutefois la quitter du regard. Elle est si belle, si douce, tu le remarques une fois de plus. En fait, il faudrait que tu sois fou, pour ne pas remarquer toute la beauté qui s’échappe d’elle. Rêve ou non, songe ou réalité, sa beau est frappante, envoûtante. Un léger sourire s’installe sur tes lèvres, un sourire qui appartient au passé et au monde dans lequel tu crois divaguer. Malgré les remords qui te grugent, tu ne peux pas t’empêcher d’avoir un pincement au cœur en la regardant. « Roma... » Son prénom s'échappe faiblement d'entre tes lèvres, mi-chemin entre fascination et entre cette douleur qui t’envahit. Ta tête tourne à vive allure, tu as l'impression que les ténèbres vont t'envahir, mais tu luttes très fort pour garder les yeux ouverts, malgré la douleur.