Lorsque Summer n'était pas plus haute que trois pommes, il lui arrivait souvent de se pencher la tête en arrière, dans la cage à poule à la plaine de jeux du parc, près de chez elle. Elle suivait le trajet des gens du regard, tentant de percevoir les choses d'une façon nouvelle. Elle adorait déformer la réalité, les miroirs tordus aux fêtes foraines faisait partie de ses attractions préférées. Au fond d'elle, elle restait intimement persuadée que la vue était faussée, qu'elle aurait pu naître avec des yeux qui déforment comme ces miroirs, elle n'en aurait jamais rien su. Et cela la passionnait, d'imaginer comment les choses étaient réellement, si ses yeux la trompaient ou pas. Pour elle, l'image était manipulable au même titre que la mémoire. Et au fil des années, et bien, cela n'avait pas vraiment changé, Summer ne tenait pas beaucoup compte de la vue, les gens l'attiraient par ce qu'ils dégageaient, qu'ils soient beaux, laids, riches ou pauvres, tout n'était qu'une question de perception. Bien des préceptes établis lui semblaient surfaits, et elle fonctionnait énormément à l'instinct.
C'est pourquoi, lorsqu'elle rentra de son travail au supermarché, elle s'arrêta tout naturellement quand elle vit un clochard faire un malaise et s'évanouir sous ses yeux. Personne n'en avait fait autant. Elle s'était précipitée, quand à elle, que peu préoccupée par l'apparence du vieillard qui, oui, avait sans doute bu. Mais après tout cela ne la concernait en rien, il était dans un mauvais état et s'était fait très mal, son arcade sourcilière saignait abondamment, il était en détresse, peu importait si c'était sa faute ou non, Summer était là pour l'aider tout comme elle aurait aidé n'importe qui d'autre.
Le vieil homme était resté plus ou moins conscient, sans doute du au choc de l'asphalte sur son crâne, et la jeune femme craignait une commotion, elle l'aida donc à s'appuyer dos contre un mur tandis qu'elle téléphonait aux urgences, elle avait épongé gentiment le sang avec un mouchoir en papier qu'elle avait sorti expressément de son sac.
Lorsque quelques minutes plus tard, l'homme fut embarqué dans l'ambulance, Summer regarda autour d'elle, désemparée. Pas un instant une autre personne ne s'était inquiété du cas, et elle n'aurait pas osé imaginer ce qui aurait pu arriver si elle n'avait pas été là au bon moment. Le sang de l'homme avait tâché un peu ses mains, et également un peu sa jupe. Mais elle se préoccupait davantage du sort du monde, comme à son habitude, sans doute car elle avait un coeur trop grand pour celui-ci.
Suite à cet événement, Summer ne rentra pas chez elle comme elle aurait du le faire. Secouée, elle décida de s'arrêter boire un verre, elle se disait qu'un verre d'alcool suffisamment fort la ferait peut-être retomber sur terre, en tout cas, sensible comme elle était, ses membres tremblaient un peu. Elle entra dans le café le plus proche ou elle commanda un whisky avant de disparaître aux toilettes pour se savonner les mains jusqu'à ce qu'elles soient parfaitement propres, elle en profita pour s'humidifier le visage, car la chaleur ne l'aidait pas à remettre ses idées en place. Elle ne fit rien pour sa jupe, car y frotter quoique ce soit d'humide sans le traitement nécessaire allait y incruster la tache plus qu'autre-chose. Elle ressortit des toilettes et vint s'installer au bar, remerciant le barman pour le verre qu'il y avait posé, ponctuant par un large sourire bien qu'elle fut toute pâle, elle ne réagissait pas quand elle saignait elle-même, mais ici la vue du sang ponctuée par le soleil et le choc de voir que personne ne réagissait, tout cela l'avait sans doute secouée.
Summer vida son verre d'une traite, appréciant la brûlure se répandre dans sa gorge en fermant les yeux, posant son verre avant de poser ses deux mains à plat sur le comptoir, elle rouvrit les yeux et en commanda un deuxième.

Le fait était que Summer le savait, l'humain était dirigé par son propre intérêt, toujours, d'une manière ou d'une autre. Et elle ne dérogeait pas à cette règle. Sa gentillesse n'était pas telle qu'elle était sans raison. C'était une manière de se rassurer, comme lorsqu'on fait sa B.A du jour, cette manière que l'on a d'aider pour soulager sa propre conscience. La jeune femme, consciente de cela, n'en était que plus mal. Le fait était qu'elle en avait conscience, justement, et qu'elle se sentirait sans doute beaucoup moins mal si elle n'avait pas cette notion de la réalité : ton acte n'est pas fondé sur rien, l'arrière-pensée est toujours présente, quoique tu fasses. Son intérêt à elle avait résidé dans le fait de s'arrêter pour aider quelqu'un, et se sentir bien vis à vis d'elle-même plutôt que de se sentir mal de ne pas avoir agit, tout comme de la même manière, les gens qui ne s'étaient pas arrêtés avaient sans doute trouvé un intérêt plus grand à ne pas le faire. Le fait était que l'âme de Summer était beaucoup trop philosophique pour qu'elle vive avec ça sans aucun remords. Elle se demandait alors quel intérêt avait trouvé son père, à se pendre dans son salon, sans adieux.

Summer but son deuxième verre d'une traite comme elle l'avait fait du premier. Cette fois la sensation de brûlure était moins présente et elle pouvait apprécier davantage le goût de l'alcool dans sa gorge. Elle reposa le verre d'un air évasif, plongée dans ses pensées, c'était comme si elle avait été dans son salon. Ce fut pourquoi elle sursauta légèrement quand une voix s'éleva à côté d'elle. Quelqu'un dans mon salon ? "Le troisième est pour moi." Elle reste interdite un court instant, remettant sans doute ses idées en place, jusqu'à ce qu'elle se rappelle de la bienséance, elle regarda le jeune homme qui s'était posé à son côté et elle ouvrit finalement la bouche après avoir esquissé un sourire aussi pâle que son visage. «Merci » La bouche est pâteuse, malgré les deux verres qu'elle vient de boire, si bien que pour ce troisième, elle décide d'y tremper d'abord juste le bout de ses lèvres, savourant davantage le goût du whisky, et puis, on lui avait offert, c'était différent. Elle relève les yeux vers l'homme qui est beau, sans nul doute, enfin, dans la pensée des gens en général, et cette idée est appuyée par deux jeunes femmes non loin qui le dévorent du regard.
Mais l'homme a l'air de s'en foutre. Royalement, même. En fait, lui aussi a l'air un peu perdu. Alors Summer se demande. Pourquoi ce verre ? De la pitié ? Elle sait qu'elle paraît bizarre pour beaucoup, cette idée sans doute née du fait que sa franchise n'a pas de retenue. D'ailleurs elle ne se retient pas, curieuse : «  Vous n'avez pas l'air de vouloir me draguer, alors que me vaut ce geste ? Vous avez trop de monnaie ? En tout cas, c'est très gentil... » Elle redirige son regard vers son verre dans sa main, dont elle fait tourner le contenu, faisant tinter les glaçons doucement. Elle continue, plus bas, comme pour elle-même : « Ca fait pas de mal d'être juste gentil, parfois... J'imagine ? »

Alors sans réfléchir elle revient à ce qui lui vient d'arriver. Et en soi, elle espère peut-être que l'homme à ses côtés lui mente, lui dise que oui, en lui disant que son geste n'avait aucune arrière pensée,  cela la soulagerait sans doute un instant, juste une seconde. Puis elle se rend compte qu'elle a parlé comme une fille « bizarre » et qu'il va surtout regretter de s'être dirigé vers elle au lieu d'une fille lambda, qui aurait réagit justement... Normalement. Parfois Summer voudrait goûter la normalité un court instant, et le savourer jusqu'au bout, ne se souciant pas autant de l'avenir de l'humanité. Elle n'ose plus relever les yeux vers lui, mais apprécie une nouvelle gorgée de son verre, le savourant comme un acte de gentillesses, n'attendant pas la réponse bien qu'elle n'est pas sûre que celle-ci vienne.