Depuis quelques temps (enfin depuis assez longtemps quand même), lorsque je rentre à la maison, il n'y a personne. Et pourtant, je ne rentre pas forcément très tôt de la radio. Je mange donc seule, souvent devant la télé, avant d'aller me coucher, à nouveau seule. J'ai perdu l'habitude et l'envie de veiller jusqu'à ce que Perry rentre.

Je ne sais pas trop quelle heure il est lorsque j'entends de l'agitation dans le salon puis dans la cuisine. J'ouvre les yeux et fixe le mur dans la pénombre. Finalement, après peut-être cinq ou dix minutes, j'entends qu'on entre dans la chambre. Il ne me faut que quelques secondes pour reconnaître le souffle stressé et fatigué de Perry. Sans trop de bruit, il se glisse dans les draps du lit conjugal. Est-ce que je me tourne vers lui ? J'hésite. Avant même que je n'ai eu le temps de faire mon choix, Perry dépose un baiser sur mon épaule. Un geste de tendresse qui rime avec bonne nuit. Alors sans plus réfléchir, je ferme les yeux.

Le lendemain matin, je suis réveillée par les rayons du soleil qui se glissent sous mes paupières. J'ouvre difficilement les yeux en retenant un bâillement. Je me redresse légèrement pour lire l'heure sur le réveil. Neuf heures passées. Le dimanche, j'anime seulement l'après-midi. Du coup, puisque je n'ai qu'à être à la radio un peu avant treize heures, je peux me permettre de faire une grasse mâtinée. Je me tourne lentement vers Perry qui est allongé sur le dos. Il ne ronfle pas, mais il respire fort. Un peu comme le ronronnement régulier d'un chat, vous voyez ? Les premiers temps où nous dormions ensemble, j'adorais ce son. Il me rassurait en me rappelant que Perry était tout près de moi. Maintenant, j'en fais totalement abstraction. Je détaille longuement le profil de mon mari. Son front, ses yeux clos avec ses petits cils, son nez, ses lèvres, son menton, sa pomme d'Adam. Sans me vanter, je suis mariée à un homme qui vieillit hyper bien (remarquez, nous avons seulement la trentaine) mais... Je ne sais pas. Plus je le regarde et moins je le reconnais. Je vois ses cils osciller jusqu'à ce qu'il finisse par se réveiller doucement. Il soupire longuement, sans doute de fatigue, après quoi il se tourne vers moi. Dès que son regard croise le mien, son visage s'illumine d'un large sourire alors que quelque chose pétille dans ses yeux. Vous pouvez trouver ça cliché, mais c'est vrai ! Je n'écoute que d'une oreille distraite ses excuses pour hier, trop occupée à assembler certaines pièces dans ma tête. Je sais pourquoi Perry me semble si différent. Ce qui a changé, ce n'est pas ce que je regarde, mais la façon que j'ai de regarder. Je continue de le fixer. Est-ce qu'il s'en est rendu compte ?

« Je crois que je ne t'aime plus. »

Les mots sont sortis tout seul alors que Perry s'apprêtait à me prendre dans ses bras. D'ailleurs, je me suis rendue compte de ce que je venais de dire, seulement en y repensant un dixième de seconde plus tard. Mon estomac se noue et ma gorge se resserre. Merde.

Ce fut le cœur léger que je me réveillai, le soleil chatouillant doucement mon visage alors que mon épouse était près de moi. L'illusion était parfaite. Celle de croire que tout était redevenu comme avant, celle de se dire que notre amour ne s'effritait pas avec le temps. Alors, je crus en tout ça au moment de me rapprocher de Rachel, alors que ses jolis yeux bleus plongeaient dans les miens.

Ma main retomba sur l'oreiller alors que, dans son regard, tout à coup, je décelai un sentiment qui ne me disais rien de bien bon. Et là, ce fut le choc. Sept mots, une phrase, une avalanche de douleur, soudaine. Je fronçai les sourcils et après quelques secondes durant lesquelles je ne pus ni dire ni faire quoi que ce soit, je tentais de trouver un sens à ses paroles. Clairement, elles ne pouvaient signifier clairement ce qu'elle semblait pourtant dire, si... abruptement.

- Que... quoi? Rachel tu... ce n'est pas possible...

Et j'en étais convaincu. Nous étions mariés, étions très complices, certes, moins qu'au début mais tout de même. J'étais bien avec elle, j'étais amoureux d'elle. Comment avais-je pu passer à côté du fait que de son côté, la réciprocité de nos sentiments s'était affaibli avec le temps. Mais réduite à néant? Non, je ne pouvais me résoudre de croire à cela.

- Je... je sais. Je ne suis pas un très bon mari, hein? J'essaie... Bébé, pardonne-moi...

Je ne pouvais pas la perdre. Ses paroles venaient de me faire l'effet d'une douche froide et je me redressai dans le lit, et je joignis ses mains que je pris tendrement dans les miennes. Je plongeai mon regard dans le sien et je demandai:

- Rachel, ma chérie... On peut partir tous les deux... quelques jours... se ressourcer... se concentrer sur nous-mêmes... Je... Je ne veux pas te perdre... dis-moi que... quelque part... j'ai encore une place... Souviens-toi... dans ce train...

Plein d'espoir, je plongeai mon regard dans le sien, en espérant que ses yeux pétilleraient comme ils avaient pétiller un moment qui me paraît soudainement bien loin, me laissant un goût amer de tous mes souvenirs...

Je retiens une grimace tandis que la main de Perry retombe mollement sur un oreiller. Comment est-ce que j'ai pu lui lâcher un truc pareil ? Durant quelques secondes qui semblent être interminables, on se regarde, on se fixe, on s'observe, on s'interroge. Il ne semble pas comprendre. Pourtant c'est assez clair. Même si pour être tout à fait honnête, de mon côté, il y a encore quelque chose de flou autour de tout ça. Je déglutis bruyamment et surtout difficilement avant que mon époux bafouille quelques mots. J'aimerais lui dire quelque chose du genre « ahah ! eh non ! poisson d'avril, mon amour ! ». Sauf que ce serait une blague de mauvais goût, que ce n'est pas une blague et que surtout, nous ne sommes pas en avril. Je fuis avec précaution le regard de Perry qui me fend le cœur en deux.

« Je... je sais. Je ne suis pas un très bon mari, hein ? J'essaie... Bébé, pardonne-moi... »

Je fronce les sourcils en levant finalement le regard vers lui.

« Ce n'est pas la question, Perry... »

Marmonnai-je d'une voix enrouée. Avec son habituelle tendresse, il me prit les mains, m'obligeant à me redresser légèrement. Son regard plongé dans le mien ne m'a jamais semblé plus horrible qu'à cet instant. Il m'aime. Il m'aime encore malgré le temps. Mais moi... il n'y a plus de papillons dans mon estomac, ni de feux d'artifices dans ma tête, ni même d'arrêts incontrôlés des battements de mon cœur lorsqu'il me touche. Bref. Tout ce que nous vend sur l'amour l'industrie hollywoodienne. Je dégage mes mains et je me mets assise en tailleur en face de lui.

« Je suis désolée. Je suis vraiment désolée. »

Je baisse les yeux, un peu honteuse.

« C'est... il... tu sais... peut-être que... hum... »

Je soupire. Je n'ai pas les mots. Je me frotte le front un moment avant de rejeter mes cheveux en arrière d'un revers de la main.

« Je pense qu'on le sait tous les deux, Perry. Il y a quelque chose qui cloche entre nous deux. Depuis un moment. Et ce n'est pas de ta faute ! Pas entièrement. Tu es un mari formidable, vraiment. Tu... tu... Oui, vraiment. Mais... C'est juste moi, je... »

Je lève la tête vers le plafond pour fixer un point invisible. N'importe quoi, mais surtout pas Perry est son expression déconfite.

« Je pense juste que c'est parti. Comme c'est venu, sans doute. »

Je ne pouvais pas me résoudre à croire ce que je venais d'entendre. Les sentiments ne s'envolent pas comme ça, si? Ce n'était pas comme si je n'avais rien remarqué, mais les couples doivent parfois traverser des crises et là, nous y étions en plein dedans. Alors, je me mis à ramer pour la raisonner, ou me rassurer. Ou les deux. Je voulais avoir la certitude que ce que Rachel venait de dire ne pouvait être la stricte vérité. Je me devais de creuser, de l'inciter à m'en dire plus car j'étais bien décidé à me battre pour ne pas la perdre. Coûte que coûte, je ne pouvais me résoudre à me dire que ces belles années n'étaient que du passé, et qu'en vain, nous avions tenté de sceller notre union.

Je me justifiai alors, me confondant en excuses. Je fronçai les sourcils lorsque Rachel m'arrêta, me disant que là n'était pas la question. Ses mains jointes entre les miennes, je cherchai dans son regard du réconfort dans cette petite étincelle d'amour et de malice qui me faisait fondre jadis. Mais ce matin... Rien. Je déglutis. Comment n'ai-je pu rien remarquer jusqu'alors? Puis, j'eus du mal à saisir ses propos. Pourquoi serais-je un mari formidable si elle ne m'aimait plus? À quoi cela servirait-il?

- Non, Rachel. Non. On ne peut pas oublier autant de bons moments, de... sentiments... Parce qu'ils étaient... SONT... réels et partagés non?

Alors, je repensai au fait qu'elle trouve que quelque chose "cloche" entre nous et je la regardai de façon qui signifie que, ça y est, j'ai saisi ce qu'elle voulait dire... Je pris une forte inspiration en me pinçant légèrement le nez nerveusement avant de la regarder de façon la plus douce possible et je murmurai, ne pouvant prononcer ces paroles à haute voix, comme si cela les rendrait plus réelles.

- C'est parce que nous n'avons pas réussi à avoir un bébé... C'est ça...? Bien sûr que c'est ça... Rachel, ma chérie, j'en ai toujours autant envie... On peut essayer, encore... Faire ce qu'il faut...

Plein d'espoir, je regardai mon épouse en espérant que ce projet qui nous avait tant animé et fini par nous éloigner allait une nouvelle fois puiser la force de notre couple. Mais au fond de moi, je savais que je me trompais.

Perry ne comprend toujours pas, ou du moins, ne veut toujours pas comprendre. En même temps, je le comprends parfaitement. Si quelques années auparavant, il s'était réveillé et m'avait annoncé qu'il ne m'aimait plus, je serais restée comme deux ronds de flan (avant de pleurer comme une madeleine pendant deux mois non-stop). Il faut que je fasse plus attention à ce que je dis et surtout, que je tourne dix fois -non, vingt fois ma langue dans ma bouche avant de parler. Ce n'est pas parce que je ne l'aime plus, que je le déteste et que cela me fait plaisir de le voir souffrir. C'est pour cela que je reste silencieuse alors que Perry s'affole de plus en plus.

Jusqu'à ce que finalement, il pose son doigt pile où il ne fallait pas. Cela va faire bientôt cinq ans que l'on évite soigneusement le sujet. Parce que c'est douloureux, parce que c'est frustrant, parce que c'est énervant... Bref. Parce que ce n'est bon pour aucun de nous deux d'en parler. Mais voilà. Perry jette ça comme ça sur la couette. D'une certaine façon, c'est un juste retour des choses.

Je roule des yeux en soupirant.

« Stop. S'il te plaît. Ça n'a rien à voir. »

Pourquoi ça devrait avoir quelque chose à voir ? Certes, c'est un moment de notre histoire qui n'est pas des plus anodins mais... il y a des couples qui ont une tripotée d'enfants et pourtant, ils se séparent quand même. Je retrousse mes lèvres en réfléchissant quelques secondes.

« Écoute. Je ne dis pas qu'il faut que nous "oublions". J'aime encore les moments que nous avons passés ensemble... par le passé. Je  ne dis pas qu'il faut faire une croix dessus et faire comme s'ils n'avaient existé, je dis juste que... ce n'est plus... »

Je marque une pause avant de renchérir.

« Tu vois un plat de lasagnes italiennes ? Imagine un énorme plat de lasagnes italiennes. C'est terriblement délicieux, quand tu en manges, tu es terriblement ravi. Puis au bout d'un moment, tu as fini ton plat et même si le plat est fini, tu es rassasié et tu as toujours la satisfaction agréable d'avoir mangé de délicieuses la-... »

Je m'arrête de mon propre chef. Est-ce que je viens vraiment de comparer nos dix ans de mariage à un plat de lasagnes ? L'ambiance est trop lourde de bon matin, sans compter sur la chaleur ambiante de l'été.

« Je vais dans la salle de bain. »

Lançai-je pour échapper à la situation. Je fais un volte-face pour poser mes deux pieds à terre et me lève rapidement. Tellement rapidement que je me prends violemment l'angle de ma table de chevet dans le petit orteil. Typique... Je lâche un couinement avant de clopiner jusqu'à la salle de bain.